Une image symbolique de Bombay : par un après-midi nuageux et chaud, sur un trottoir dur, un trottoir en pierre, à un croisement, une jeune fille extraordinairement belle dort, abandonnée, protégée par sa propre douceur intérieure. Rien n’est aussi séduisant et insultant que le calme, la douceur corporelle avec lesquels cette jeune fille vêtue de guenilles sales s’abandonne à la bienveillance du trottoir. A la différence de la Gorgone tourmentée et endormie qu’un sculpteur grec para de la transpiration du désespoir, la plongeant en elle-même comme en un cauchemar, cette jeune fille habite une mythologie lointaine et anonyme ; elle oscille entre vie et mort, transporte constamment avec elle un sommeil nomade, se blottit en son sein, grignote sans doute un rêve rapide, et tout ce temps elle reste immobile, sans tenter d’atténuer la dureté de la rue sous son corps. Quelle relation y a-t-il entre ce corps et ce trottoir ? Je me demande ce que signifie le mot « douleur » dans ce lexique occulte et sans défense, et aussi « justice », et quelle place est faite aux larmes dans cet univers charnel.
Giorgio Manganelli, 1994, Itinéraire indien, Le Promeneur.